24.
Des projets nébuleux
Dès qu’il fut de nouveau seul, Farrell s’assura que ses deux garçons dormaient profondément dans son lit, puis descendit à l’étage inférieur. Il promena lentement la main le long du mur, à la recherche d’un indice magique. C’est finalement derrière la table de cristal qu’il ressentit un léger picotement dans sa paume. Il recula d’un pas et tendit les deux bras en prononçant des mots dans l’ancienne langue d’Enkidiev. Les pierres se mirent à gémir, comme si on les réveillait après un long sommeil. Lentement, une porte s’y dessina, puis elle s’ouvrit vers l’extérieur.
Farrell décrocha l’un des flambeaux du mur, l’alluma magiquement et le brandit dans l’ouverture. Il s’agissait de l’entrée d’un escalier étroit. Peu de pas en avaient foulé les marches. Onyx avait appris son existence cinq cents ans plus tôt en épiant Nomar, son maître à l’époque. C’était maintenant à son tour de faire usage de la puissante magie qui se trouvait sous le palais.
Il arriva devant une porte de métal et proféra les incantations qu’il avait mémorisées. Le portail ensorcelé grinça sur ses gonds et lui céda le passage. Farrell s’y engagea sans la moindre crainte. Devant lui s’étendait une immense grotte. La voûte et le sol étaient parsemés de piliers et de franges calcaires rappelant les dents d’un loup. Mais ce qui intéressait le renégat, c’était la nappe d’eau glacée qui reposait entre les stalagmites.
Le magicien fit quelques pas en direction de l’étang magique. Sa surface s’illumina aussitôt. Un sourire s’étira sur le visage du visiteur nocturne.
— Tu reconnais encore tes maîtres, constata-t-il avec satisfaction.
Il déposa la torche sur le sol et s’approcha davantage du miroir de la destinée. Il leva les bras au-dessus de sa tête en prononçant les paroles qui devaient le ramener à la vie.
— Par les pouvoirs conférés jadis aux Empereurs d’Irianeth, je t’ordonne de me dévoiler tes secrets !
— Et que voulez-vous savoir, monseigneur ? gronda le miroir.
Sa voix métallique résonna dans la grotte. Un homme ordinaire aurait aussitôt pris la fuite, mais Onyx était un soldat sans peur, aveuglé par sa soif de vengeance.
— Je cherche un Immortel.
— Les dieux déchus ne m’ont accordé que la faculté de voir l’avenir.
— Je connais tes pouvoirs, démon de Jérianeth. N’essaie pas de me mentir ou je pourrais être tenté d’utiliser le sortilège de Nepaliath pour mettre fin à ta misérable existence.
Le miroir demeura silencieux, mais de fulgurants éclairs zigzaguèrent à sa surface, démontrant son déplaisir.
— Dis-moi où se trouve Abnar, le Magicien de Cristal.
* *
*
Hawke dormait paisiblement dans sa tour lorsqu’une curieuse énergie lui traversa le corps. Il ouvrit les yeux et utilisa sa sensibilité d’Elfe pour localiser la perturbation. Il s’agissait d’une onde à peine perceptible qui se déplaçait comme les cercles concentriques sur un étang où l’on aurait jeté un caillou. Il ferma les yeux, augmentant la puissance de sa magie. De la sorcellerie ! Hawke bondit de son lit en pensant aux enfants. Maintenant qu’il était le magicien d’Émeraude, il lui revenait d’assurer leur sécurité en tout temps.
Sa vision elfique lui permettait de se déplacer dans l’obscurité. Il ne prit donc pas la peine d’allumer les torches. Il dégringola presque l’escalier de pierre qui menait à l’étage de ses classes. Il s’engagea dans le second escalier et s’arrêta dans le couloir désert du château. L’énergie négative circulait sous ses pieds ! Il s’élança vers la porte des catacombes, dans le vestibule, mais s’immobilisa en mettant la main sur la poignée de bronze : la force mystérieuse n’émanait pas des cryptes.
Affolé, Hawke se concentra davantage pour trouver la source de l’irrégularité. Il la traqua pas à pas, sans réfléchir, et s’arrêta devant la porte de la tour d’Élund. Farrell avait-il tenté quelque expérience en utilisant les vieux livres du défunt magicien ? Théoriquement, ce paysan était toujours son apprenti, même s’il enseignait désormais aux élèves d’Émeraude. C’était donc son devoir de lui rappeler ses responsabilités de professeur.
L’Elfe grimpa l’escalier. Il n’eut pas besoin d’aller plus loin. Tout au fond de la pièce circulaire se détachait une porte sombre qu’il n’avait jamais vue. Il tendit la main, captant tous les renseignements que sa paume sensible pouvait lui fournir. Dans les entrailles de la tour bouillait un terrible maelström, Hawke rassembla son courage. A pas feutrés, il descendit dans le gouffre. Au bas de l’escalier miroitait une étrange lueur bleue, comme s’il y avait eu une grande étendue d’eau lumineuse sous le château.
Le nouveau magicien d’Émeraude entra dans la caverne qui resplendissait de mille feux. Ses yeux mirent un moment à s’adapter à l’extraordinaire clarté des lieux. C’est alors qu’il vit Farrell, à quatre pattes devant ce qui semblait être un étang brillant. Son visage penché sur la surface cristalline était crispé. Craignant qu’il ne soit attiré par l’énergie maléfique qui émanait de l’eau, Hawke se précipita à son secours. Il lui agrippa les épaules et le tira en arrière, mettant aussitôt fin au sortilège.
La grotte reprit son aspect normal. Seule la torche éclairait désormais les deux hommes. Pendant qu’il serrait Farrell contre lui, l’Elfe en profita pour le sonder.
— Mais qui êtes-vous ? s’effraya-t-il en ne reconnaissant pas la force vitale de son apprenti.
— Je suis votre allié, haleta Farrell en reprenant ses esprits.
Le magicien d’Émeraude le libéra et s’éloigna de lui.
— Vous n’avez rien à craindre, maître Hawke. Je ne vous veux aucun mal.
— Vous n’avez pas répondu à ma question.
Onyx lui expliqua qu’il partageait le corps de son descendant, mais qu’il ne constituait une menace que pour les Immortels.
— Que faites-vous ici ? s’énerva l’Elfe, Comment saviez-vous que cet endroit existait ?
— J’ai suivi Nomar dans cette grotte, jadis. Il se servait du miroir de la destinée pour anticiper les décisions des Chevaliers d’Émeraude et de l’Empereur Noir.
— C’est lui qui vous a montré à vous en servir ?
— Non, j’ai appris par moi-même. Maître Hawke, je vous en conjure, cessez de me traiter comme un étranger. Lorsque j’ai commencé mon apprentissage auprès de vous, Onyx s’était déjà installé en moi. Je suis exactement le même homme.
L’Elfe fit quelques pas autour du flambeau en réfléchissant. Il connaissait les règlements du château et le code des Chevaliers, mais aucun n’avait prévu ce genre de situation.
— Je ne suis pas un traître, se défendit Farrell.
— Dans ce cas, tu n’auras pas d’objection à me dire ce que tu cherchais à apprendre ce soir, Farrell.
— Je voulais savoir où se cache Abnar.
— Cet étang ensorcelé te l’a-t-il dit ?
— Il prétend qu’il est détenu par un ennemi beaucoup plus dangereux que l’empereur. Apparemment, les choses ne tournent pas rond dans les mondes invisibles.
— Ne restons pas ici, paniqua Hawke.
Il saisit le bras de Farrell, l’aida à se relever et le poussa vers la sortie. Avant de franchir la porte, le paysan se retourna vers la caverne une fois de plus silencieuse. Il tendit la main. Le flambeau décolla et vola jusqu’à lui. Dès que les deux magiciens eurent commencé à gravir l’escalier, la lourde porte de métal claqua derrière eux.
Farrell illumina l’étage inférieur de sa tour. Épuisé, il se laissa tomber sur l’un des mœlleux coussins. Hawke, quant à lui, préféra marcher de long en large dans la pièce.
— Dis-moi ce que tu as vu, exigea-t-il soudain en se tournant vers lui.
— Le miroir de la destinée m’a montré le visage de Nomar…
— C’est le Magicien de Cristal que tu cherchais, pas le seigneur du Royaume des Ombres.
— Le démon qui se cache sous l’étang possède des renseignements que les humains ne peuvent obtenir par des moyens conventionnels, maître Hawke. Il semble croire que Nomar est un des dieux déchus et qu’il a enlevé Abnar.
Cette fois, l’Elfe sembla terrorisé : on racontait souvent aux enfants turbulents que ces créatures bannies viendraient les tourmenter s’ils n’obéissaient pas à leurs parents.
— Parandar les a exilés dans un monde de désolation il y a des milliers d’années, expliqua Farrell. Apparemment, certains ont réussi à s’en échapper.
— Il pourrait y en avoir plusieurs ?
Le renégat hocha doucement la tête. Il ne voulait pas angoisser l’Elfe, mais il jugeait préférable de lui dire toute la vérité.
— Les enfants sont-ils en danger ? s’inquiéta Hawke.
— Seulement Lassa.
— Il faudra raconter à Wellan tout ce que tu as appris.
— C’est ce que je comptais faire.
Hawke se calmait progressivement. Farrell sentit même naître en lui une nouvelle détermination à sauver le monde.
— Il ne faudra pas parler de cette conspiration à tes élèves, même si tu t’es engagé à être toujours franc avec eux.
— Cela va de soi. Mais je pense quand même que nous devrions leur enseigner à se défendre, insinua le paysan.
— J’y réfléchirai, trancha le magicien. Tu devrais aller dormir, maintenant, sinon tu n’arriveras pas à tenir debout demain.
Farrell accepta docilement d’un geste de la tête. Apparemment, Hawke ignorait à qui il avait affaire, sinon il aurait su qu’il pouvait passer des jours sans sommeil.
— Comment dois-je t’appeler dorénavant ? lui demanda-t-il.
— Je suis Farrell d’Émeraude.
Hawke lui décocha un regard suspicieux avant de sortir. Dès qu’il eut quitté son antre, le renégat poussa un soupir de soulagement. Il n’avait pas dit au magicien tout ce qu’il avait vu dans le miroir et, heureusement, l’Elfe ne s’était pas servi de ses facultés magiques pour aller chercher le reste de l’information dans sa tête.
Farrell leva les yeux au plafond. Là-haut dormaient deux petits innocents qu’il soustrairait aux plans diaboliques de Nomar.